Sans doute le portrait en littérature fait-il figure de « dérivé du portrait pictural » (A. Martins de Carvalho) pour lui avoir, dès l’Antiquité, emprunté ses règles esthétiques essentielles afin de répondre à une nécessité ou un désir de représenter l’autre ou de se décrire soi-même par l’écriture. Cependant, comme l’affirment Galienne et Pierre Francastel à propos de portrait pictural, « suivant la civilisation dans laquelle il s’insère et qu’il contribue à créer, le portrait assume des fonctions qui diffèrent profondément, de même que se modifie sa nature, suivant les milieux sociaux au service desquels il se met », (G. et P. Francastel, Le portrait. 50 siècles d’humanisme en peinture). Il en va de même s’agissant du portrait littéraire : sous la plume des auteurs du XVIIe siècle et au fur et à mesure que triomphe l’expression de soi et de l’individualité, le portrait en vient à s’affirmer comme un genre littéraire à part entière, suffisamment malléable pour osciller entre réalité et fiction, entre éloge et satire, imitation et déformation, extériorité et intériorité, se donnant parfois comme unique dessein de « pénétrer l’âme du modèle » (Chateaubriand). Forcément voué à évoluer, le portrait littéraire trouve au XIXe siècle sa vraie place dans le roman, constituant l’axe fondamental de certains récits et sa création l’objet même poursuivi par l’auteur. De façon quelque peu surprenante, au XXe siècle le portrait littéraire se dégage du statisme qui le caractérisait pour se faire mouvant, évolutif, fragmenté, comme la vie humaine. Une sorte de « miroir en éclats » pour reprendre une expression de Michel Beaujour à propos de l’autoportrait, qu’il oppose d’ailleurs, dans Miroirs d’encre (1980), à l’autobiographie, en raison de son « absence d’un récit suivi ». Un ouvrage qui révèle aussi l’existence de l’« autoportrait de visage absent », pratique ô combien singulière, mais non moins significative d’une « crise » de la représentation. Cela étant, n’est-ce pas un véritable tour de force que de produire un portrait en creux, ce que d’aucuns qualifieront d’antiportrait ?
Dans le vaste champ de la fiction narrative qui s’est développé en Espagne depuis l’aube du XIXe siècle jusqu’à nos jours, on s’intéressera donc à ces récits renfermant de quelque façon un ou plusieurs portraits de personnage(s), ou encore à ceux dans lesquels le narrateur, et peutêtre à travers lui l’auteur, brosse ou délivre un portrait de lui-même. L’on pourra alors s’interroger sur la place qu’y occupe le portrait ou l’autoportrait, comment il s’y insère et quelles fonctions il y remplit. En vient-il, de fait, à constituer l’objet même de la narration ou n’est-il qu’un maillon dans le tissage de l’histoire racontée ? S’il y a miroir du Je ou de l’Autre, y a-t-il aussi miroir du monde ? Quelle est la part de soi transmise dans le portrait de l’autre ? Le portrait littéraire ne serait-il pas un moyen de résoudre cette dualité soulignée par David Nasio entre « le corps que je sens et le corps que je vois » ? (D. Nasio, Mon corps et ses images). Le portrait, et plus encore peut-être l’autoportrait, ne serait-il pas, en fin de compte, le siège d’une force mystérieuse, comme on le percevrait à la lecture de Autorretrato sin mí (2018), où Fernando Aramburu décline son rapport émotionnel à un monde dans lequel chacun peut se reconnaître ? On peut alors se demander dans quelle mesure la relation, conflictuelle ou non, avec sa propre image est transcendée par l’écriture. Autant de questions, et d’autres encore, auxquelles on tentera de répondre pour mieux approcher l’art de « (se) portraire », qui, encore aujourd’hui, reste si difficile à définir, comme l’observe si bien Margarita Iriarte : « Tradicionalmente considerado como una posibilidad retórica –una particularización descriptiva–, su riqueza y complejidad hacen imposible limitarlo a este único ámbito. » (El retrato literario, 2004).